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A. Texte littéraire
Patrick Chamoiseau évoque sa petite enfance dans la capitale martiniquaise, Fort- de-France, en compagnie de sa mère, Man Ninotte. Dans cette scène, le petit garçon (désigné par l’expression « le négrillon ») découvre sa ville après le passage d’un cyclone.
A son réveil, il comprit ce que l’on avait attendu. La ville gisait1 défaite, frappée de boues, d’inondations et d’étrangetés. Des tôles jonchaient les rues, des arbres tombés levaient de cauchemardesques racines dans une dérive d’eau noire, des cochons blancs et des poules sans plumes et des bœufs sans cornes cherchaient sous l’hébétude2 un ordre posé du monde. Les devantures défoncées libéraient un vomi de naufrages. De gros fils électriques tressautaient sous les décharges de leurs propres étincelles. Posés partout : des armoires orphelines, de hauts miroirs brisés, un coffre-fort flotteur, mille tiroirs sans passés, d’énormes livres étouffés d’eau, bric- à-brac d’un panier caraïbe insensé, l’absolue mise à sac, au rapt, au vrac des poches du ciel, des cœurs et des greniers. Par-dessus, la consternation criarde des premiers arrivés découvrait ce que les vieux-nègres appellent (ou plus exactement crient) : an tyou-manman3, et Césaire4 : un désastre.
Cyclone c’est vent aveugle. Il bouleverse les affaires des békés5 et mulâtres6, il écorce la vie, et durant quelques jours redistribue les parts. En ville, le monde recommençait sous une mer de boue élevée haut comme ça. Les gens des sept mornes7, généralement épargnés, couraient-venir trouver une chance dans les magasins éventrés. [...]
Le négrillon passait les journées à la fenêtre, suivant des yeux Man Ninotte à travers le quartier. Man Ninotte n’était jamais plus à l’aise que dans l’apocalypse. S’il n’y avait plus d’eau, elle ramenait de l’eau. S’il n’y avait plus de poissons, elle brassait du poisson. Elle trouvait du pain chaud. Elle trouvait des bougies. Elle trouvait des paquets de rêves et les charriait en équilibre dessus son grand chapeau. Et surtout, elle ramenait par poignées des vêtements d’argile, des souvenirs de toiles pris dans un ciment noir, des objets perdus sous une gangue8 sans prénom. Cela s’empilait dans la cour dans l’attente du nettoyage. Il la voyait disparaître au bout de la rue, réapparaître à l’autre, massive et puissante sous les ailes de son chapeau, parlant fort, saluant tous, distribuant des conseils que nul ne demandait. Pour cette adversaire des déveines9, le désastre était un vieil ami. Elle s’y démenait à peine plus que d’habitude, et nous en extrayait le meilleur. [...] Mais, une fois cyclone passé, elle s’élançait dans la bataille comme si elle en avait été le stratège, et, soulevant chaque malheur, elle dénichait chaque chance. En ce temps-là, la nature bouleversée versait du côté de qui n’en avait pas.
Patrick Chamoiseau, Une enfance créole I, Antan d’enfance, 1993
1Gisait : était étendue sans mouvement.
2Hébétude : engourdissement des facultés à la suite d’un choc émotif.
3An tyou-manman: expression créole familière qu’on pourrait traduire par « un sacré foutoir ».
4Aimé Césaire (1913-2008) : écrivain et homme politique, maire de Fort-de-France.
5Békés : riches propriétaires descendant des premiers colons européens.
6Mulâtres : notables et commerçants métissés descendant des grands propriétaires d'origine européenne.
7Mornes : collines
8Gangue : substance enveloppante
9Déveines : malchances
B. Image
Carte postale ancienne, photographie d’Adolphe Catan
Questions
Sur le texte littéraire (document A)
1) a. « La ville gisait défaite, frappée de boues, d’inondations et d’étrangetés. », ligne 1 : comment comprenez-vous cette phrase ?
b. Comment cette phrase est-elle développée dans la suite du premier paragraphe ? Répondez en vous appuyant sur le texte.
2) « Posés partout [...] des cœurs et des greniers. »
a. Faites deux remarques sur la construction de cette phrase.
b. Quel est l’effet produit par le choix de cette construction ?
3) « Cyclone, c’est vent aveugle » (§2) : comment comprenez-vous cette phrase ? Vous pourrez répondre à cette question en vous appuyant notamment sur la phrase qui suit.
4) « Le négrillon passait [...] versait du côté de qui n’en avait pas » (§3)
a. À quel temps les verbes du dernier paragraphe sont-ils conjugués ? Pourquoi ce temps est-il employé ici ?
b. Quel est le sujet de la plupart des verbes dans ce dernier paragraphe ?
c. En observant ces verbes, quel autre point commun pouvez-vous remarquer ?
5) Dans le dernier paragraphe, Man Ninotte apparait aux yeux du petit garçon comme un personnage extraordinaire. Montrez-le en vous appuyant sur vos réponses à la question précédente et sur d’autres éléments du texte.
Sur le texte littéraire et l’image (documents A et B)
6) a. Quels rapports pouvez-vous établir entre l’image et le texte ?
b. Êtes-vous davantage touché(e) par la photographie (document B) ou par le texte littéraire (document A) ? Justifiez votre réponse ?