Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle
Vous commenterez le texte suivant : Madame de Lambert, Traité de l’amitié, 1736
Madame de Lambert (1647-1733) a tenu, au début du XVIIIe siècle, un salon littéraire où elle recevait les auteurs de son temps.
Plus on avance dans la vie, et plus on sent le besoin que l’on a de l’amitié. À mesure que la raison se perfectionne, que l’esprit augmente en délicatesse, et que le cœur s’épure1, plus le sentiment de l’amitié devient nécessaire. Voici ce que le loisir de ma solitude m’a fait penser sur ce sujet.
Dans tous les temps on a regardé l’amitié comme un des premiers biens de la vie. C’est un sentiment qui est né avec nous ; le premier mouvement du cœur a été de s’unir à un autre cœur. Cependant c’est une plainte générale : tout le monde dit qu’il n’y a point d’amis. Tous les siècles ensemble fournissent à peine trois ou quatre exemples d’une amitié parfaite. Puisque tous les hommes conviennent des charmes de l’amitié, pourquoi, dans un intérêt commun, tous ne s’entendent-ils pas, ne s’unissent-ils pas, pour en jouir ? C’est un effet du dérèglement des hommes de s’aveugler sur leurs véritables intérêts. La sagesse et la vérité en nous éclairant rendent notre amour-propre plus habile2, et nous apprennent que nos véritables intérêts sont de nous attacher à la vertu, et que la vertu amène les doux plaisirs de l’amitié. Voyons donc quels sont les charmes et les avantages de l’amitié3, pour les chercher ; quel est le véritable caractère de l’amitié, pour la connaître ; et quels sont les devoirs de l’amitié, pour les remplir.
Les avantages de l’amitié se présentent assez d’eux-mêmes : toute la nature n’a qu’une voix pour dire qu’ils sont de tous les biens les plus désirables ; sans elle, la vie est sans charmes. L’homme est plein de besoins : renvoyé à lui-même, il sent un vide que l’amitié seule est capable de remplir ; toujours inquiet et toujours agité, il ne se calme et ne se repose que dans l’amitié. Un Ancien4 dit que l’amour est fils de la Pauvreté et du dieu des Richesses ; de la Pauvreté, parce qu’il demande toujours ; du dieu des Richesses, parce qu’il est libéral5. L’amitié ne pourrait-elle pas aussi avoir la même origine ? Quand elle est vive, elle demande des sentiments : les âmes tendres et délicates sentent les besoins du cœur plus qu’on ne sent les autres nécessités de la vie. Mais, comme elle est généreuse, elle mérite aussi qu’on la reconnaisse comme fille du dieu des Richesses ; car il n’est pas permis de se parer du beau nom d’amitié dès que l’on manque à ses amis6 dans le besoin. Enfin, les caractères sensibles cherchent à s’unir par les sentiments : le cœur étant fait pour aimer, il est sans vie dès que vous lui refusez le plaisir d’aimer et d’être aimé. Comblez les hommes de biens, de richesses et d’honneurs ; et privez-les des douceurs de l’amitié, tous les agréments7 de la vie s’évanouissent. Les personnes raisonnables se refusent à l’amour : les femmes par l’attachement à leur devoir, et les hommes par la crainte d’un mauvais choix. Vous êtes attiré dans l’amitié, vous êtes entraîné dans l’amour. L’amitié s’enrichit des pertes de l’amour : elle en devient plus tendre, plus vive et plus empressée.
1 S’épure : devient meilleur et plus délicat.
2 habile : apte à poursuivre son propre intérêt.
3 Le paragraphe suivant correspond à cette première partie du traité.
4 Un Ancien : Platon, philosophe grec de l’Antiquité.
5 libéral : généreux.
6 manquer à ses amis : ne pas être à leurs côtés.
7 agréments : ce qui est agréable.